Il était allongé dans son vieux lit militaire, les yeux grands ouverts. Il fixait le plafond d’un blanc immaculé où un néon l’aveuglait de sa lumière agressive. Il avait encore mal dormi. C’était comme cela depuis deux ans. Il ne somnolait que quelques heures, trois ou quatre maximum, quand ce n’était pas qu’un ridicule quart d’heure. Mais à chaque fois les mêmes cauchemars, les mêmes atrocités.
Il n’avait pas envie de se lever. Le sommier n’était pourtant pas des plus confortables. Quant au matelas, à peine quelques centimètres d’épaisseur. Un futon plus qu’un matelas. Mais il était si bien sous la couette, au chaud, loin de l’horreur qui l’attendait derrière la porte.
Il ne fallait pas qu’il se laisse emporter par la dépression. Chaque fois que cela lui arrivait, il restait cloitrer dans la chambre, ne mangeait pas, buvait juste ce qu’il fallait pour ne pas passer l’arme à gauche. Puis, quand il retrouvait un peu d’aplomb, il plongeait la tête la première dans une séance de boulimie qui le faisait à coup sûr vomir. Or, il n’avait plus les moyens de tomber dans ses travers. Il n’avait presque plus rien.
Il fallait qu’il se bouge, qu’il fasse comme tous les jours : surveiller, analyser, s’interroger sur la suite.
Il quitta son lit puis la chambre. Il remonta le long couloir aux murs en parpaing brut. Il passa devant la laverie, le garde-manger, la salle d’eau, le cellier rempli d’objets hétéroclites mais tous plus utiles les uns que les autres. Il parvint enfin à la salle de commandement. Elle lui avait coûté plusieurs dizaines de milliers de dollars. Tout le complexe lui avait coûté une petite fortune. Plus de cinq millions. Mais, grâce à lui, il était encore en vie. Contrairement aux autres.
Il appuya sur un bouton. Le grand écran devant lui s’alluma. Il fit pivoter la caméra extérieure. Rien à perte de vue. Rien à part la verdure, quelques arbustes ça-et-là. Mais point d’âme qui vive. Les hommes. Morts. Les animaux. Morts. La vie. Morte.
Non, il restait lui. Peut-être le dernier homme sur Terre. Et il le devait à son abri.
Tout avait basculé si vite. Les politiques craignaient une troisième guerre mondiale faite de lancers de bombes atomiques. Certes, les pays occidentaux savaient ce qu’il en coûterait si cela arrivait. Mais qu’en était-il de la Corée du Nord et de l’Iran ?
La première vouait une haine sans pareille au reste du monde, surtout les Américains. Elle avait la bombe nucléaire. Et les missiles capables de la transporter jusqu’à la Californie et au-delà.
L’Iran, de son côté, voulait rayer Israël de la surface de la Terre. Les tensions entre les deux pays n’avaient cessé de grandir au fil des années. Certes, les Iraniens savaient que le monde éclaterait s’ils lançaient la bombe les premiers. Mais, dans leur délire parano-religieux, ils se voyaient comme les défendeurs d’un ordre moral qu’Allah leur demandait de répandre sur Terre. L’État islamique avait renforcé leurs convictions. Leur haine des Occidentaux n’avait fait que croître, que s’étendre dans l’esprit des musulmans jusqu’à les rendre fou.
Pourtant, ni Kim Jong-un[1], ni Ebrahim Raïssi[2] n’avaient appuyé sur le bouton rouge.
La menace était venue d’ailleurs. Personne ne l’avait vue arriver. Elle s’était tapie pendant des années dans les tréfonds de l’Internet, dans le Dark Net. Les hackers avaient aiguisé leurs outils pour faire tomber les infrastructures qui gouvernaient la vie des Hommes. Ils avaient développé des logiciels, des virus, des trolls, des vers, des chevaux de Troie. Insidieusement, ils s’étaient implantés dans les serveurs du monde entier.
Toute la société était gérée par les ordinateurs. Les banques, les centrales électriques, les hôpitaux, les défenses nationales, les gouvernements, les entreprises même les plus petites, tous ne fonctionnaient que grâce aux ordinateurs. Les pirates l’avaient bien compris. Aussi y avaient-ils introduit, dans le plus grand secret, leurs pièges informatiques au milieu des millions de lignes de code gravées sur les disques durs.
Puis, il y a deux ans, ils lancèrent leurs attaques. Il leur avait suffi d’appuyer sur la touche Enter de leurs claviers pour réduire à néant l’Humanité, répandre l’anarchie dans chaque pays en à peine quelques semaines.
Cela commença par l’électricité. Coupée net un peu partout. Les générateurs de secours prirent bien sûr le relais. Mais au bout de quelques jours, ils s’arrêtèrent eux aussi. Les hôpitaux tombèrent en rade. Les feux de signalisation engendrèrent un nombre incalculable d’accidents. Plus de télévision, de radio.
Les radars au sol perdirent leur vision des avions dans les airs. Ces derniers n’avaient plus de transpondeurs pour les diriger. L’hécatombe venue du ciel fut d’une importance inimaginable. Les avions s’étaient écrasés sur les villes, les incendies s’étaient propagés, avaient tué plus que de raison.
Puis ce furent les satellites qui n’émirent plus. Plus de portable, plus d’Internet, plus d’image, plus aucun moyen de communiquer. Les services d’urgence et de sécurité ne purent plus coordonner leurs efforts. L’armée, la police, les pompiers, les services médicaux, tous intervinrent à l’aveugle, désorganisés et, de fait, d’une totale inefficacité.
Les pilleurs en profitèrent : ils dévalisèrent les magasins. Des affrontements éclatèrent à chaque coin de rue. En quelques heures, les morts se comptèrent par dizaines de milliers.
Puis les bourses et les banques tombèrent. Plus d’argent. Toutes les économies perdues. Les gens se retrouvèrent sans rien. Les pillages ne firent dès lors que s’intensifier. Le nombre de morts explosa.
Le système tout entier s’effondra. La loi du plus fort devint la seule loi qui avait cours dans la société. Les bagarres, les tabassages, les vols, les viols, les meurtres devinrent monnaie courante. Les Hommes redescendirent à l’état de bête, d’animal le plus dangereux qui soit, sans aucune retenue, qui tuait pour tuer et non pour se nourrir comme le feraient un lion, un aigle ou un serpent. La nature de prédateur reprit son plein droit dans le cerveau humain. Et autant dire que le prédateur ne manqua pas de faire des ravages.
Avec les morts, les rats pullulèrent, les maladies se répandirent. Sans compter les stations d’épuration qui ne filtraient plus l’eau. Les bactéries s’y développèrent, la peste et la rage massacrèrent des villes entières. Les médecins ne purent rien faire contre les épidémies. Avec l’hiver, la grippe devint une meurtrière implacable.
Les animaux s’éteignirent les uns après les autres, victimes eux aussi des virus. Même les rats, dont tout le monde, pourtant, s’accordait à dire qu’ils étaient increvables, crevèrent. Bientôt, la nourriture manqua. La population mondiale passa de sept milliards à quelques millions d’habitants en moins de douze mois.
Malheureusement, plutôt que de s’épauler, ces derniers se combattirent. Jusqu’à s’exterminer les uns les autres.
Il n’avait plus vu personne depuis des semaines. Maintenant, il devait reconnaître que le bunker était à l’écart de toute civilisation, planqué au milieu de la campagne du Montana. Peut-être y avait-il encore quelques survivants en ville ? Il se raccrochait à cette idée, la seule qui lui permettait de garder la tête hors de l’eau. Car, s’il perdait cet infime espoir, il deviendrait fou. Il serait le dernier homme. À sa mort, la Terre mourrait aussi. Définitivement.
Il quitta la salle de commandement et gagna le garde-manger. Il ne restait plus grand-chose. Il avait consommé la presque totalité des boîtes de conserve et réserves qu’il avait emmagasinées ici avant que le monde ne s’effondre. D’ici quelques jours, au mieux une quinzaine, il devrait sortir pour trouver de quoi se nourrir. Cela l’angoissait. C’était même pire que cela : il en avait les intestins noués, en cauchemardait chaque nuit, hyperventilait dès qu’il s’imaginait ouvrir la trappe qui menait à l’extérieur.
Qu’allait-il trouver ? Un cimetière géant ? Quelques individus réduits à l’état d’animaux qui le massacreraient dès qu’ils le verraient ?
Et si certains avaient réussi à s’organiser, avaient recréé un semblant de société ? Était-ce possible ? Pourquoi pas. Après tout, tous les hommes n’avaient pas pu sombrer dans la violence, dans une soif irrépressible de tuer leurs prochains. Il y en avait forcément quelques-uns qui étaient restés humains. Il croisait les doigts pour que cet infime espoir soit une réalité.
Il gagna la salle de bains. Il fit couler l’eau dans le lavabo. Elle n’était plus très claire. La station d’épuration du bunker avait lâché il y avait un mois. Il l’avait réparée. À plusieurs reprises. En vain : plus jamais l’eau n’avait retrouvé sa clarté originelle.
Il s’aspergea le visage. C’était le seul geste hygiénique qu’il s’octroyait chaque matin. Il ne prenait plus de douche de peur de gâcher toute l’eau encore un tant soit peu propre. Il puait. Il vivait au cœur de sa puanteur. Il ne la sentait plus depuis un long moment. Mais il savait qu’elle était là, qu’elle l’embaumait tel un pet nauséabond.
Devait-il sortir dès maintenant ? Il n’avait aucune idée de quand il retrouverait de la nourriture une fois dehors. S’il épuisait toute celle dans le garde-manger avant de sortir, ne risquait-il pas de s’affamer ? Son abri était creusé au cœur du comté de Garfield, en bordure du Missouri. Jordan, la première ville accessible à pieds, se trouvait à plus de cinquante kilomètres de là. Y dénicherait-il de quoi se nourrir ? Les magasins n’avaient-ils pas tous été pillés ?
Il n’en savait rien et c’est ce qui l’angoissait le plus. Les spécialistes prétendaient qu’il n’y avait pas pire mort que de mourir de faim, qu’on entendait son ventre gargouiller, qu’on sentait ses boyaux se tordre, les acides stomacaux attaquer les parois, son cerveau divaguer, s’embrumer, se perdre, son cœur battre de manière irrégulière jusqu’à s’arrêter.
Il effaça cette vision de son esprit. Il fallait qu’il s’occupe pour chasser ses pensées. Mais il n’y avait pas grand-chose à faire dans le bunker. Il retourna donc dans la salle de commandement. Il ralluma l’écran. Mais au lieu de la vision de l’extérieur, celui-ci n’afficha que de la neige. Il appuya sur plusieurs boutons. Rien n’y fit, la neige persistait. Le système de vision extérieure avait lui aussi rendu l’âme. Était-ce le signe qu’il devait sortir ? Maintenant ? tout de suite ?
Il se laissa choir dans le fauteuil planté devant la console. Son regard se posa de nouveau sur l’écran. Mais à quoi bon regarder ? Il voulut détourner les yeux. Ceux-ci refusèrent. Ils étaient comme hypnotisés par les points blancs qui bougeaient. De plus en plus vite. De plus en plus serrés. Ils quittèrent les bords, se concentrèrent au centre, formèrent des lettres. Six. G. E. T. O. U. T.[3]
Devenait-il fou ? Il passa ses mains sur le visage, occulta sa vision. Il les retira. Les lettres étaient toujours là.
GET OUT.
Il tourna la tête, regarda le mur, revint à l’écran.
GET OUT. Deux petits mots faits de points blancs qui bougeaient tels des électrons mais prisonniers des enveloppes des six lettres.
Alors il sut. L’heure était venue d’affronter l’extérieur. Il en était certain.
À son grand étonnement, il ne paniqua pas. Il se serait attendu à éprouver une peur viscérale comme à chaque fois qu’il imaginait sa sortie. Mais là, il était serein.
Il alla dans le cellier. Il prit le sac à dos militaire pendu à un crochet. Il y fourra une lampe torche, des piles, une trousse de secours, les cartes des cinquante états américains, une du Canada, un marteau, un réchaud, une bonbonne de secours, un sac de couchage. Il passa un gilet militaire, accrocha un long couteau à sa ceinture, prit un fusil et un M16, des boîtes de balles. Il retourna dans la chambre, jeta quelques vêtements dans le sac. Il enfila un pantalon de camouflage, des Rangers. Enfin, il vida le garde-manger.
Il regagna la salle de commandement. Les deux mots étaient toujours là. Indélébiles. Une invitation à fuir le bunker. Il l’accepta.
Il attrapa une échelle double, la déplia. Il monta les premiers barreaux. Il fixa un long moment le volant d’ouverture de la trappe semblable à l’écoutille d’un sous-marin. Mais là, elle cachait l’abri souterrain qui l’avait sauvé.
Il tourna le volant, poussa la porte. Une vague de chaleur s’engouffra à l’intérieur. Il passa la tête, scruta le paysage. Le soleil caressa son visage. Il huma l’air. Sain, sans pollution, avec une légère odeur d’herbe fraîche. Combien comme lui pouvaient encore en profiter ? Ce n’était pas possible qu’il soit le dernier. Il y avait assurément des survivants quelque part. Mais où ? Ici, aux États-Unis ? sur le continent américain ? en Europe ? en Afrique ? La planète était si vaste.
Il posa le premier pied sur la plaine verdoyante après plus de deux ans d’enfermement. Le second suivit. Il resta un long moment, là, debout, sans bouger, à savourer d’être enfin dehors. Il tendit l’oreille, espéra qu’un bruit vienne jusqu’à lui. Aucun pépiement. Aucune voix. Rien que le silence. Morbide.
Par où devait-il aller ? Dryer Place se trouvait à une dizaine de kilomètres au nord, dans le comté voisin. Seul problème : le fleuve Missouri. Comment le traverserait-il ? Au sud, à cinquante kilomètres, était implanté Jordan. Si seulement il avait un véhicule. Il était venu jusqu’à son abri avec un vieux 4x4 sans électronique embarquée – tous les véhicules avec un ordinateur de bord avaient été piratés par les hackers, les rendant inutilisables. Il l’avait caché sous une bâche de camouflage.
Malheureusement, il y avait un peu plus de six mois, un groupe était venu jusqu’au bunker. Il avait reconnu plusieurs habitants de Jordan. Certains avaient même travaillé à la construction de l’abri. Ils avaient voulu forcer l’entrée. Sans succès. Ils avaient alors pris le 4x4 et étaient partis vers l’est. Il ne les avait jamais revus. Problème : maintenant, il n’avait plus aucun moyen de locomotion à part ses jambes.
Il décida d’aller jusqu’au fleuve Missouri. Après tout, ce n’était qu’à un kilomètre. S’il ne pouvait pas le traverser, il pourrait au moins se débarbouiller, prendre un bain bienvenu.
L’eau était d’un clair sibyllin. Avant tout cela, elle était boueuse, polluée par les bateaux qui passaient sans cesse. Mais aujourd’hui, elle avait retrouvé sa pureté d’antan.
Il se déshabilla. Il entra dans l’eau. Froide malgré le soleil estival. Il s’immergea en entier. Comme cela faisait du bien de sentir l’eau le débarrasser de la crasse amassée ces dernières semaines ! Il fit la planche, laissa le courant le balader sur plusieurs mètres.
Et s’il essayait de traverser le fleuve à la nage ? Combien faisait-il de large ? Deux kilomètres maximum. Même s’il n’était pas un excellent nageur, il s’en sentait capable. Mais que faire du sac ? Jamais il ne pourrait nager avec celui-ci sur le dos. Or, il ne se voyait pas l’abandonner. Et les armes ? Supporteraient-elles l’humidité ? Peut-être le M16. Mais la carabine ? Sans oublier les balles. Non, il ne pouvait pas traverser comme ça.
Peut-être pourrait-il se fabriquer un radeau ? Cela ne devait pas être bien compliqué. À part qu’il lui manquait l’essentiel : les matériaux de construction. Car, là où il se trouvait, il n’y avait pas le plus petit arbre qui soit. Il dut se rendre à l’évidence : si c’était une bonne idée, elle était irréalisable.
Il ne lui restait plus qu’à partir vers le sud, vers Jordan. Après, il aviserait.
Il remonta sur la rive. Il s’allongea dans l’herbe, nu comme un ver, et laissa le soleil le sécher. Il fixa les nuages qui passaient sans se presser dans le ciel. Ils n’étaient pas nombreux. Mais ils étaient si beaux. Il ne s’était pas aperçu combien ils lui avaient manqué. Combien tout lui avait manqué.
Soudain, l’un d’eux attira son regard. Il n’avait pas la forme d’une maison, d’un animal ou d’un objet. Juste celle d’une flèche qui indiquait l’est. Était-ce un signe ? Encore un, comme les mots GET OUT de tout à l’heure.
Il se rhabilla prestement. Il releva la tête. Les autres nuages avaient poursuivi leur lent voyage. Pas la flèche. Elle était toujours là, au-dessus de lui, comme si elle l’attendait.
Devait-il la suivre ? Pourquoi pas. Après tout, qu’est-ce que cela changerait ? En toute franchise, il n’avait aucun plan en tête. Et que risquait-il à suivre une flèche nuageuse ? Pas grand-chose à part peut-être se perdre dans la nature. Il lui suffirait alors de partir dans une direction quelconque jusqu’à tomber sur une route ou une ville.
Il partit dans la direction qu’indiquait la flèche. Il longea le fleuve sur quelques kilomètres puis s’en écarta. Il marcha plusieurs heures sous le soleil cuisant du Montana. Il fit quelques haltes le temps de se désaltérer. À chaque fois, la flèche l’attendit.
Il planta son premier campement en bordure d’un champ où les mauvaises herbes avaient pris le dessus sur la céréale qui y poussait en temps normal. Il alluma un feu afin de garder le réchaud à gaz pour les soirs de pluie. Il fit réchauffer une boîte de raviolis. Il mangea au milieu du silence. Cela ne le perturba pas le moins du monde : il avait vécu sous terre, seul, pendant deux ans. Le silence, il connaissait. Il n’en avait plus peur. Il était même devenu comme un compagnon.
Il regarda le soleil se coucher. Puis il fit de même. Il s’endormit en quelques minutes, d’un sommeil bienfaiteur, sans rêve ni cauchemar, une première depuis bien longtemps.
Au petit matin, la flèche en nuage était toujours là. Que lui indiquait-elle ? Où l’emmenait-elle ? Il n’en avait aucune idée. Pourtant, il avait confiance en elle. Il espérait qu’elle le conduisait vers une ville ou un village où quelques humains avaient survécu.
Après une nouvelle journée de marche, il atteignit la MT24[4]. Plusieurs voitures étaient arrêtées sur l’asphalte. Il essaya d’en démarrer plusieurs. En vain : tous les véhicules hébergeaient des systèmes embarqués piratés.
Après une nouvelle nuit à la belle étoile, la flèche nuageuse lui intima l’ordre d’aller vers le sud. Il resta donc sur la MT24. Il rejoignit l’intersection avec la MT200. Là, coup de chance, il tomba sur un vieux pickup d’avant la mode des ordinateurs. Il le démarra sans problème.
La flèche pivota pour lui indiquer l’est. Il suivit l’autoroute, zigzagua entre les voitures arrêtées par la faute d’un virus.
Il alla jusqu’à Brockway. Il se serait cru à Beyrouth : il ne restait plus grand-chose de la petite ville. Plusieurs cadavres, dont les charognards avaient fait leur festin, gisaient sur le sol. Un incendie avait réduit la moitié des habitations en un tas de cendres. Ailleurs, les maisons et magasins avaient été visités. Les fenêtres et vitrines n’existaient plus. Il pénétra dans un petit supermarché. Plusieurs corps en décomposition avancée embaumaient le lieu d’une odeur nauséabonde. Il voulut faire demi-tour mais se força à fouiller les lieux. Pour son plus grand bonheur, il dénicha une bouteille d’eau et une boîte de thon qui avaient par miracle réchappé aux razzias.
Il retourna dans son pickup et reprit la route. La flèche continua de le guider comme l’aurait fait un GPS, la voix en moins. Il fit une halte dans chaque ville qu’il croisa et les inspecta le mieux qu’il put. La pêche aux denrées ne fut pas très fructueuse : une boîte de haricots blancs, une bouteille de whisky, deux barquettes de gâteaux secs.
Il franchit la frontière du Dakota du Nord en milieu d’après-midi, conduisit encore jusqu’à Watford City où il stoppa pour la nuit. Il s’installa dans l’une des suites du Roosevelt Inn et dormit de nouveau d’un sommeil profond.
Le lendemain, la flèche l’amena à quelques kilomètres de là, à l’aéroport de Watford City. Comment pouvait-elle savoir qu’il savait piloter – il avait été pilote dans l’armée de l’air américaine pendant presque dix ans – ? Mais était-ce important ? Ne suivait-il pas aveuglément ce nuage étrange depuis sa sortie du bunker ? Il n’avait pas cherché une seule fois le pourquoi du comment du phénomène. Alors, pourquoi le ferait-il maintenant ?
Il fit le tour des hangars. Plusieurs avions étaient en cours de réparation. S’il était pilote, il n’était en rien mécanicien. Aussi ne pouvait-il rien en faire. Par chance, il tomba sur un Cessna 172 Skyhawk caché derrière un bâtiment. Il semblait en parfait état pour voler. Il contrôla la jauge d’essence. Le réservoir était plein. Il alluma les moteurs. Ceux-ci ronronnèrent de plaisir après un long moment à sommeiller sur l’asphalte. Il dirigea l’appareil jusqu’au bout de la piste. Il fit un dernier contrôle des instruments. Tout semblait fonctionner. Il mit les gaz.
L’avion de tourisme s’ébroua, accéléra, atteignit sa vitesse de décollage. Il tira le manche. Il s’éleva dans le ciel. Pour où ? Il ne le savait pas. Mais la flèche était toujours présente, le précédait. Il la suivit, direction sud-est.
Il ne vola pas trop haut. Il voulait pouvoir distinguer le paysage, pour éventuellement repérer une communauté d’humains survivants comme lui. Il ne survola que des champs abandonnés où la nature avait repris ses droits et des villes en partie incendiées.
Niveau animaux, ce fut aussi un vide sidéral. Il ne croisa aucun oiseau, aucun aigle, aucun canard. Il y avait encore quelques carcasses de vaches ou de chevaux qui n’avaient pas été bouffés jusqu’aux os par les charognards. Mais plus aucun bovin, ovin ou porcin qui gambadaient dans les prairies.
La mort était partout.
À quoi avaient bien pu penser les hackers lorsqu’ils avaient lancé leurs attaques ? Certainement pas à ce que l’humanité disparaisse. Ils avaient sans doute comme objectifs de faire tomber les gouvernements corrompus, de se venger des grosses multinationales qui pompaient l’énergie de leurs employés avec pour seule récompense qu’une part infime des énormes gains qu’elles engrangeaient toute l’année. Ils avaient voulu que l’anarchie règne, que le pouvoir revienne aux plus faibles.
Cela n’avait fait que réveiller la véritable nature humaine. Fini Dieu et ses belles paroles. Fini Allah, Bouddha et autres divinités. L’Homme était redevenu un animal, une bête qui ne vivait qu’au travers de ses instincts meurtriers. La société n’était plus. Seules comptaient la force, la sauvagerie, la mort de l’autre.
Il dut se poser à Omaha, dans le Nebraska, pour refaire le plein. Il en profita pour visiter la ville. Elle était comme toutes les autres, en partie détruite. L’odeur de mort empestait l’air. Il croisa plusieurs cadavres çà-et-là. Quand il atteignit la rue principale, il tomba sur un carnage, une centaine de corps allongés sur le bitume, comme si une guerre avait éclaté. Non, pas comme si, comprit-il. De nombreuses armes trônaient sur le sol, à côté des squelettes et des corps à moitié dévorés. Quant aux murs, ils étaient criblés d’impacts de balles.
Comment en était-on arrivé là ? La guerre en plein cœur des États-Unis. Si on lui avait dit cela il y avait deux ans, il aurait ri. Mais aujourd’hui, il devait se rendre à l’évidence : la guerre civile avait frappé son pays.
Est-ce que cela avait été de même sur la planète entière ? N’y avait-il pas eu un pays, une ville, un village qui avait résisté ? Pour l’instant, son voyage ne lui avait montré que la désolation. La flèche l’amenait-elle vers un endroit où la mort n’avait pas frappé ?
Il n’avait aucune envie de dormir dans le cimetière géant qu’était devenu Omaha. Aussi retourna-t-il dans son avion. Il s’allongea dans la partie passager et tenta de trouver le sommeil. Il vint après un long moment. Il avait cru que ses rêves auraient été peuplés de cadavres. À la place, il rêva de ses parents, d’un voyage qu’ils avaient fait en famille à Montréal, d’une partie de pêche avec son père, de son premier baiser, …
Le soleil le réveilla à regret. La réalité le rattrapa trop vite. Il petit-déjeuna de lentilles au petit salé.
Il se remit derrière le manche du Cessna et suivit la flèche. Il parcourut encore plus de neuf cents kilomètres. Il ne regarda pas le paysage. Trop déprimant. Il se contenta de fixer le nuage, sans penser à rien, surtout pas au carnage sous ses pieds.
Aux abords de Nashville, Tennessee, la flèche pointa vers le bas. C’était la première fois qu’elle montrait le sol. Sans même un instant de réflexion, il lui obéit. Il atterrit sur l’aéroport John C. Tune en fin de matinée.
Il crevait de faim. Il engloutit plus qu’il ne mangea une boîte de sardines et des haricots blancs froids. Son repas terminé, il leva le nez vers le ciel, prêt à suivre la flèche.
Celle-ci avait disparu !
Comment ? Pourquoi ? La panique l’envahit. Qu’est-ce qu’il devait faire maintenant ? Devait-il rester là ? Devait-il attendre quelqu’un ? Peut-être une autre flèche guidait-elle en ce moment même un autre humain jusqu’ici ? Oui, c’était forcément ça. Sinon, pourquoi l’aurait-on amené jusqu’ici ?
Pourtant, il n’y avait pas âme qui vive. Il visita les hangars, le hall d’accueil. Rien. Pas même un cadavre.
Il se laissa choir sur le macadam et scruta l’horizon toute l’après-midi, dans l’espoir de voir un vieux coucou venir à lui. Mais le ciel resta vide, à son grand désespoir. Même les nuages avaient disparu. Il n’y avait que du bleu et le soleil qui le nimbait de ses rayons.
— Je n’aurais jamais dû quitter mon bunker, se lamenta-t-il après de longues heures. J’ai été trop idiot. Ce nuage n’avait même pas vraiment la forme d’une flèche. Il était juste allongé, pointu d’un côté. Je vais mourir à cause de ma stupidité.
Anéanti, il se leva et se dirigea vers le hall d’accueil. Ce soir, il dormirait là. Demain, il verrait. Peut-être retournerait-il dans son abri. Après tout, il avait de quoi faire voler son avion.
Ses plans changèrent du tout au tout le lendemain matin. Car, au loin, à l’est, une lueur attira son regard. Comme si quelqu’un jouait à réverbérer le soleil avec un miroir. Était-ce le signe qu’il attendait ?
Il ne bougea pas pendant toute la matinée. La lueur non plus. Alors, après un rapide déjeuner, il partit dans sa direction.
Il atteignit le Cumberland[5] en moins d’une heure. Quand il regarda l’autre rive, il éclata en sanglots : ce qu’il espérait tant était là. Elle était là. De l’autre côté. Seule. Unique.
Elle était grande, belle, avec de longs cheveux blonds qui voletaient autour de son visage. Un ange, pensa-t-il.
Elle lui fit signe de la main.
Pouvait-il lui faire confiance ? C’était la première humaine qu’il croisait depuis sa sortie. Elle ne semblait pas dangereuse. Elle lui souriait même.
Il resta sans bouger pendant un long moment. Autour de lui, les bâtiments se désagrégèrent en une fine poussière que le vent emmena au loin. Idem pour les routes, les trottoirs, les corps, tout ce que l’Homme avait pensé, créé, construit. L’herbe poussa autour de lui, autour d’elle. Un pont en bois enjamba le fleuve.
Une chaleur naquit en lui, l’envahit, l’irradia. Il sut… Non, il eut la certitude qu’il pouvait faire confiance à la femme. Elle était là pour lui et lui pour elle. Ils étaient faits pour se rencontrer.
Il remonta le pont. Elle l’attendit sur l’autre rive. Il s’arrêta à un mètre d’elle.
— Bonjour, je m’appelle Adam, dit-il.
— Bienvenue Adam. Moi, c’est Ève.
Derrière eux, un immense pommier poussa.
[1] Président de la Corée du Nord.
[2] Président de l’Iran.
[3] Get out : Sors.
[4] Autoroute du Montana allant du nord au sud, depuis la frontière canadienne jusqu’à la MT200 près de Brockway.
[5] Rivière longue de plus de 1 000 kilomètres, sous-affluent du Mississippi, qui traverse Nashville d’est en ouest.