Ma sœur Anna et moi étions jumelles. De vraies jumelles, identiques en tout point. Du moins physiquement : petites, filiformes, blondes, des lèvres menues, des yeux marron pailletés d’or et un nez légèrement aquilin. Par contre, niveau personnalité, nous étions l’opposé. Elle était très extravertie, parlait avec tout le monde, draguait tout garçon qui trouvait grâce à ses yeux. Moi, j’étais d’une timidité maladive. Je n’avais jamais abordé quiconque, étais encore vierge malgré mes vingt-trois ans.
Nous faisions des études de psychologie à Lille. Nous logions dans un petit studio dont la pièce principale de douze mètres-carrés était divisée en deux : un coin repas fait d’une table et de deux chaises près d’une kitchenette, et un coin repos et étude avec un clic-clac entouré de deux bureaux et de deux armoires où nous rangeons chacune nos habits.
Pour l’heure, je potassais mon dernier cours de psychologie infantile tandis qu’Anna était affalée dans le canapé, le dernier Stephen King entre les mains, son iPod crachant du hard rock dans son casque.
Je regardai l’heure. Bientôt dix-huit heures. Il était temps que j’abandonne ma sœur. Car mademoiselle recevait son dernier coup de cœur trouvé sur Tinder la veille. Je ne comprenais pas comment elle pouvait cruncher sur un mec à partir d’une simple photo. Mais elle me répondait tout le temps qu’elle ne cherchait pas l’amour, juste à le faire. Cela m’horripilait au plus haut point. Nous nous étions déjà engueulées maintes fois sur son mode de vie. Sans qu’elle n’y change rien. Elle rameutait deux à trois mecs par semaine et s’envoyait en l’air pendant que moi, je me retrouvais exilée hors de l’appartement. Le plus souvent, je m’enfermais à la bibliothèque de l’université pour retravailler, compléter et approfondir mes cours.
Je me levai, étirai mes muscles endoloris par plus de deux heures intensives d’études de Monestes, Boyer et Cungi sur les thérapies comportementales et cognitives. Je me dirigeai vers la baie vitrée qui donnait sur le parc de l’université.
Eh merde, il pleut, râlai-je en silence.
En même temps, nous étions dans le nord de la France, au mois d’octobre. Parler de pluie en octobre et à Lille est un pléonasme.
J’enfilais un jean, un gros pull, un blouson imperméable et des bottes en cuir marron.
— Je te laisse, dis-je à Anna.
Elle se contenta de m’envoyer un baiser.
J’ouvris la porte et butai contre un solide torse.
— Ex… Excusez-moi, bredouillai-je.
Le garçon approchait des trente ans, avec une barbe de trois jours et des cheveux d’un noir corbeau. Il faisait une bonne tête de plus que nous. Même si j’étais encore novice en mec, je devais reconnaître qu’une nouvelle fois, Anna était tombée sur un canon.
— Anna ? me demanda-t-il.
— Non… moi, c’est… Clara, répondis-je, sentant le rouge monter à mes joues.
Nous restâmes quelques secondes silencieux. Je criai après ma sœur. Je dus m’y reprendre à deux fois tant sa musique hurlait dans ses oreilles. Elle se leva enfin et nous rejoignit, un large sourire sur les lèvres.
— Salut, Vincent. Ta photo de profil ne te rend pas justice, attaqua-t-elle d’entrée avant de lui plaquer un bisou sonore sur sa joue, à la commissure de ses lèvres.
— Je vous laisse, dis-je avant de remonter le long couloir de notre immeuble.
Lorsque j’atteignis les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée, je tournai la tête vers notre appartement. Anna avait déjà fermé la porte. J’en connaissais deux qui allaient passer une bonne soirée.
Et moi, je vais me farcir des bouquins de psycho, me lamentai-je.
Une fois dehors, je mis ma capuche et courus sur les allées goudronnées jusqu’à la bibliothèque de l’université, un immense cube sans architecture particulière. Je m’engouffrai dedans, me laissai envelopper par la chaleur ambiante, l’odeur du papier vieilli par le temps et celle de la sueur des étudiants qui s’y étaient amassés tout au long de la journée pour alimenter leur cerveau assoiffé de connaissances.
Je m’assis devant l’un des ordinateurs mis à notre disposition, y entrai mon identifiant et mon mot de passe. Je vérifiai que je n’avais reçu aucun mail. Trois spams et un rappel du professeur Henry comme quoi son cours du lendemain était annulé. Encore une fois ! Je me demandai si nous finirions l’année en ayant parcouru tout le programme de psychologie du développement de l’enfant. Les anciens étudiants nous assuraient que oui, que le professeur Henry était très demandé pour des conférences un peu partout dans le monde, mais, qu’au final, il revenait toujours à Lille et clôturait le programme en temps et en heure. Je voulais bien le croire bien que, depuis la rentrée, nous n’avions eu que trois cours avec lui sur les quatorze prévus dans l’emploi du temps.
Je consultai ensuite la base de données de la bibliothèque pour contrôler que les livres dont j’avais besoin étaient dispos. Parfait : deux sur trois patientaient dans les rayonnages. Je notai les cotes et me déconnectai.
Je trouvai les rayonnages correspondants sans difficulté – je connaissais la bibliothèque comme ma poche tant je la fréquentais. Merci Anna ! Je tendis le bras vers La thérapie cognitive basée sur la pleine conscience pour la dépression de Segal, Williams et Teasdale en même temps qu’un autre bras. Je le remontai jusqu’au visage de son propriétaire. Vincent n’avait rien à lui envier. Légèrement plus petit, l’inconnu arborait un bouc taillé à la perfection et une brosse châtain foncé. Son sourcil droit était fendu au milieu et deux piercings décoraient ses lobes d’oreille. Mais, ce qui me frappa le plus, ce furent ses yeux aux iris d’un bleu pénétrant.
— Désolé, me dit-il d’une voix rauque et suave.
— Pas de problème, murmurai-je. Je vous le laisse. J’ai un autre livre à voir.
— Apprendre à soigner les dépressions avec les thérapies comportementales et cognitives de Mirabel-Sarron ? m’interrogea-t-il.
— Oui, comment le savez-vous ?
Il me montra le livre qu’il avait dans la main. Le livre de Christine Mirabel-Sarron.
— On suit le même cours de psycho, m’informa-t-il. À première vue, nous avons eu la même idée pour ce soir.
— Ce n’est pas grave, bredouillai-je. Vous pouvez les prendre. Je vais voir pour en consulter d’autres.
— Tu sais, je ne peux pas les lire tous les deux en même temps. Je te propose qu’on en prenne chacun un. Puis on inversera. Ça te va ?
— Euh… oui…
— Au fait, je m’appelle Jérôme. Et, s’il te plait, tutoie-moi. J’ai l’impression d’être un vieux quand tu me vouvoie.
— Désolée. Enchanté de vous… te connaître. Moi, c’est Clara.
— Je sais. Tu as une sœur jumelle. Anna, si je me souviens bien.
— Oui, c’est ça. Comment le sais-tu ?
Jérôme se gratta la tête, gêné.
— Disons que… tu ne me laisses pas indifférent.
— Tu dois me confondre avec ma sœur. En général, c’est elle qui frappe les garçons.
— Pas moi. Elle est un peu trop… extravertie. Elle aime… les hommes… Elle les collectionne même d’après ce que j’ai compris.
Je pouffai.
— Tu l’as percée à jour, acquiesçai-je.
— Alors que toi, tu sembles beaucoup plus posée, beaucoup plus… normale.
— Le professeur Martinez te dirait que la normalité n’existe pas.
Notre professeur de psychologie analytique était un hurluberlu qui ressemblait à un savant fou mais qui était une sommité dans son domaine. Et pour lui, rien n’était normal. Chacun construisait sa propre normalité à partir de son vécu, de son éducation, de ses interactions sociales, de sa psychologie. En général, cela donnait des gens comme vous et moi. Parfois, cela conduisait à des comportements dits déviants par le commun des mortels alors qu’ils étaient tout à fait normaux pour la personne incriminée.
— Alors, disons que tu fais partie de ma normalité, contra Jérôme.
Je souris.
— Je veux bien en faire partie, m’étonnai-je de lui répondre.
— On se trouve une table ?
Nous quittâmes les rayonnages et nous installâmes à l’écart des quelques étudiants noctambules qui peuplaient la salle principale.
Pendant une heure, nous lûmes chacun notre livre, nous jetâmes de temps en temps des œillades qui se terminaient par de petits sourires.
Anna serait folle de jalousie. En même temps, elle est avec Vincent. Chacun le sien.
Mes pensées me firent rougir.
La voix de la bibliothécaire se fit soudain entendre dans les haut-parleurs, annonçant la fermeture de la bibliothèque. Nous allâmes la trouver pour emprunter Cungi et Mirabel-Sarron.
Ce sera l’occasion de le revoir.
Nous sortîmes du cube.
— Tu veux qu’on aille manger quelque part ? Un MacDo ou un Flunch ? me demanda-t-il.
C’était la première fois qu’on m’invitait. Du moins toute seule. D’habitude, c’était Anna qu’on conviait et je la suivais tel un boulet. Mais, pour une fois, c’était moi et moi seule qu’on invitait.
— D’accord, acceptai-je. Mais je vais d’abord ramener le livre chez moi. Ça ne t’embête pas ? C’est à deux pas d’ici.
— Je te suis.
Nous marchâmes en silence, l’un à côté de l’autre, le talon de mes bottes claquant sur l’asphalte. Il y avait peu de monde qui se promenait à cette heure et sous la pluie. Nous croisâmes quelques joggeurs et couples, ce qui nous força à nous rapprocher.
La première fois que nos mains se rencontrèrent, je retirai prestement la mienne.
Quelle idiote je fais ! Il va me prendre pour une nonne.
Aussi, la seconde fois laissai-je faire les choses. Son index attrapa le mien. Son majeur vint le rejoindre. Puis il me prit la main. Elle était moite, comme la mienne. Mais je trouvais ce contact enivrant.
Nous atteignîmes mon immeuble. Il m’attendit en bas. Je grimpai les marches deux à deux. J’ouvris la porte. L’appartement était dans le noir. Même si je n’entendais aucun bruit de coït, je préférais ne pas allumer la lumière : je l’avais fait quelques semaines plus tôt et étais tombée sur ma sœur nue, le sexe de son partenaire dans… Enfin, vous voyez le dessin.
J’entrai donc en silence, tâtonnai contre le mur jusqu’à mon bureau où je posai mon livre. Puis je ressortis.
Nous allâmes au MacDo. Ce n’était pas le repas le plus romantique qui soit. Pourtant, j’étais sur un nuage. Nous parlâmes de tout et de rien. Jérôme était originaire de Calais et occupait une chambre sur Lille. Il avait un frère ainé qui était professeur de chimie, et une sœur en terminale scientifique. Ses parents étaient enseignants, son père directeur d’école, sa mère professeure de mathématiques et de sciences dans un lycée professionnel.
De mon côté, avec Anna, nous étions filles uniques. Nous venions d’Amiens. Nos parents étaient tous les deux psychologues, mon père en hôpital, ma mère en libéral. Ma sœur espérait avoir un jour son propre cabinet tandis que moi, je ne souhaitais qu’entrer dans l’Éducation nationale en tant que psychologue scolaire.
Nous aimions tous les deux les films d’action, d’aventure et les films bollywoodiens. Par contre, nous exécrions les films d’horreur – tout l’inverse d’Anna. Niveau musical, nous avions un faible pour la pop américaine, lui, plutôt Lady Gaga, moi, Beyoncé.
Il me proposa de prendre un milkshake pour terminer notre repas. J’acceptai sans hésiter. À son retour, alors que, jusque-là, nous étions installés l’un en face de l’autre, il s’assit à côté de moi avec une seule boisson mais deux pailles. Comme dans les films, nous plantâmes chacun notre paille dans le dessert et aspirâmes de concert, nos yeux plongés dans ceux de l’autre.
Quand nous eûmes vidé notre verre, il l’écarta, s’approcha de moi et m’embrassa. D’abord timidement. Puis avec de plus en plus d’ardeur. J’entrouvris les lèvres. Sa langue vint à la conquête de la mienne. Pour moi, c’était une première. Certes, j’avais déjà embrassé des garçons. Mais cela s’était limité à des rencontres labiales. Là, je découvrais un pan entier des échanges charnels que je ne connaissais pas.
Nous échangeâmes des baisers de plus en plus enflammés. J’avais chaud, avais l’impression que j’allais exploser. Je respirais tant bien que mal, parfois au bord de l’asphyxie mais je ne voulais pour rien au monde faire cesser nos baisers.
Une femme de notre âge s’en chargea :
— Les amoureux, nous allons fermer.
Nos lèvres se séparèrent à regret. Nous abandonnâmes le MacDo et prîmes la direction de mon appartement, main dans la main. Il pleuvait toujours mais nous n’avancions pas plus vite que les escargots qui étaient de sortie dans les pelouses environnantes.
Quand nous tournâmes dans l’allée de mon immeuble, des lumières rouges et bleues troublèrent notre moment de complicité. Deux voitures de polices et un véhicule des pompiers étaient garés devant l’entrée.
— C’est devant chez moi, m’inquiétai-je.
Nous courûmes jusqu’à la rubalise qui interdisait le passage. Un policier en uniforme veillait à ce que personne ne la franchisse.
— Pardon, que se passe-t-il ? demanda Jérôme.
Le gardien de la paix se tourna vers nous. Il resta comme scotché en me voyant.
— Commandant Lemartin, cria-t-il.
Un quarantenaire en tenue civile s’approcha. Il n’était pas très beau, avec un nez un peu trop épais, des yeux globuleux et des cheveux poivre et sel en pétard.
— Qu’y a-t-il, adjoint Pouchard ?
Ce dernier tendit la main vers moi. Le commandant stoppa net lui aussi en découvrant mon visage.
— Vous êtes… mademoiselle Buisson ? bredouilla-t-il.
— Oui, je suis Clara Buisson, bafouillai-je. Qu’est-ce qu’il y a ? Il est arrivé quelque chose à ma sœur ?
Le commandant leva la rubalise et m’invita à le suivre. Jérôme ne me lâcha pas la main. Le policier ne s’en offusqua pas. Nous entrâmes dans le hall de l’immeuble.
— Mademoiselle Buisson, je suis désolé de vous l’apprendre, mais votre sœur est décédée. Elle a été assassinée, lâcha Lemartin.
— Non, hurlai-je.
Je lâchai la main de Jérôme et courus vers les escaliers. Lemartin tenta bien de me retenir mais je fus plus rapide que lui. Je grimpai les marches, traversai le couloir.
La porte de notre appartement était ouverte.
J’entrai.
Plusieurs policiers et techniciens de la police scientifique étaient en action.
Moi, je ne vis qu’une chose : Tu dois être bien contente de ne pas avoir allumé la lumière écrit en lettres de sang sur le mur au-dessus du lit.